5/31/2007

Universel particulier

- Concrètement:

Le 15 janvier 2007, mon père est mort.

Depuis cette date, j’ai commencé le processus de deuil.

Je fais mon deuil.

- Techniquement théorique:

Cinq phases.

MORT / choc / déni – cognitif, émotionnel, autres expressions (suractivité, substitutions, recherche d’un coupable…)

EXPRESSION DES EMOTIONS / peur / colère (différence, isolement…) / tristesse (états dépressifs) / culpabilité (réactivation de la «pensée magique» de l’enfant) / libération (de la peur du malheur et des dangers qui menaçaient la vie) / acceptation (pleine conscience de la perte, pleurs et lamentations, puis sentiment de paix)

ACCOMPLISSEMENT DES TACHES (terminer les dialogues – écrire – classer les photos, ranger les affaires…)

HERITAGE

OUVERTURE VERS LE FUTUR

Mort figurant le premier mouvement, expression des émotions le deuxième, accomplissement des tâches, héritage et ouverture vers le futur le troisième.

- Constats:

Primo. A priori, on veut croire le schéma basique. Il s’agit d’aller de A «premier mouvement» à Z «troisième mouvement», en suivant consciencieusement toutes les étapes, et le deuil sera fait.

Deuzio. A posteriori, dès que l’on est impliqué, cela ne tient plus. On le comprend soudain parce qu’on le vit, au quotidien et dans ses tripes. A se recroqueviller de peur, non, non, je ne veux pas sortir de l’armoire, à se révolter de colère, mais qu’ils aillent tous se faire foutre, personne ne me comprend, pour retourner dans le déni, rien ne s’est produit, c’est juste un cauchemar, je vais me réveiller, à retomber dans la tristesse, les sanglots ravageurs du petit matin, dans la culpabilité, est-ce moi qui l’ai tué avec mon obsession à m’affirmer autonome? On virevolte d’un mouvement à l’autre, se raccroche à l’idée que c’est un processus, que par là il faut passer, obligation incontournable, pour faire son deuil.

Tertio. Le temps. Voilà bien une notion d’apparence universelle. Puis non, autre paramètre qui ne tient plus. La mort, dans son acception concrète – le 15 janvier 2007 à 01h05 – est l’unique point fixe. Avant, le décalage se faisait déjà sentir, mais on se serrait les coudes pour le malade, ou pour tout autre raison (in)dicible. Après. Après, littéralement, ça se délite. Après, le temps fout le camp. Explosion. Dispersion. Chacun gicle dans son propre espace, sur sa propre ligne. Chacun découvre sa propre quatrième dimension. Et comme le temps continue, étrangement, de s’écouler, le décalage s’accentue. Décalage temporel qui menace de déborder à tous les niveaux, dans tous les domaines.

Quarto. Autrui. Bien que l’on soit seul dans son cheminement, on n’est pas seul au quotidien. Heureusement. Oui mais. Accepter le temps qui va comme bon lui semble, assumer l’impuissance que l’on éprouve à son état, (re)découvrir le sens du mot (im)patience, et gérer là au milieu les entrées multiples des proches, de ceux que l’on aime? Sachant que plus ils sont proches, plus on les aime, plus les points d’ancrage sont nombreux et intenses, plus l’arbre du début mathématique se mue en buisson ardent.

Quinto. Faire son deuil, c’est régresser à l’enfant que l’on était. Pas l’enfant que l’on a voulu être. L’enfant primaire, avec ses désirs immédiats et son intolérance absolue à la frustration. Très éloigné de l’image que l’on avait colportée au fil des années. C’est se confronter à la pré-civilisation, aux instincts archaïques, antédiluviens. C’est se retrancher dans sa caverne, un gourdin à la main, pour protéger son existence. C’est «better you than me», plutôt toi que moi, pour autant que ça me permette de survivre. C’est comme ça et c’est insupportable, tant se heurtent la préservation de soi et le soin de l’autre. Le décalage s’approfondit, au cœur même de la personnalité, de l’identité.

Sexto. Faire son deuil, on savait que ce serait dur. On croyait qu’il y aurait de la douleur et du manque, et un cheminement à accomplir. Faire son deuil, c’est foutrement plus complexe. Une sacrée salade où se mélangent le ressenti, le rationnel, le présent, les pas au jour le jour, le passé, le vécu, les expériences, subies ou digérées, l’éducation, où remonte à coup sûr ce que l’on n’a pas résolu, et autrui, l’interaction avec les autres, cette complication qui n’en est pas une, cette présence si précieuse dans l’absence, cette présence qui le serait même si l’absence n’était pas.

Septo. Faire son deuil suppose une route à suivre dans le temps. Peu importe que la route ne soit pas linéaire, peu importe que le temps n’en fasse qu’à sa tête. L’essentiel n’est pas de se définir une logique à tout prix. L’essentiel n’est pas d’imposer un timing au chaos. L’essentiel, y compris quand l’univers entier chasse d’un côté de l’autre, quand on hésite sans le vouloir entre un mouvement et un autre, est de se définir des priorités immédiates.

Octo. Mon père est mort. Mon père appartient au monde des morts. Je suis vivante. J’appartiens au monde des vivants. J’ai énormément aimé mon papa. Je l’aime toujours énormément. Mais j’aime aussi énormément des personnes vivantes, qui me le rendent bien. C’est envers elles que j’ai envie de soigner le lien. C’est pour ces personnes vivantes que je ne vais pas considérer le 15 janvier 2007 comme une fatalité. Que je vais me battre, que j’espère que nous nous battrons ensemble, pour un avenir commun. C’est pour moi. Et papa ne l’aurait pas souhaité autrement.

Conclusion. Le deuil est une saloperie universelle hyper-personnalisée. Qu’un jour ou l’autre on en arrive sûrement à envisager comme un enrichissement. Que l’on espère, sans naïveté, universel.