5/24/2007

Le gardien / 1

Lorsque j’étais gamine, je partageais une chambre avec ma petite sœur. Là étaient rangés mes jouets, là je dormais. Mais mon véritable royaume se trouvait ailleurs. Hors de l’appartement, à l’étage au-dessus, dans ce que nous appelions la chambre haute. Tous pensaient qu’il s’agissait d’une bête chambre d’amis réservée aux hôtes de passage. Je savais autrement.

Il suffisait d’avoir le mot de passe. Pour ceux qui ne le possédaient pas, la porte de bois ouvrait sur une pièce avec un lit, un bureau d’écolier, une penderie et un balcon donnant sur le jardin. Mes parents l’utilisaient comme appendice au grenier. Pour moi qui connaissais le mot de passe par cœur, c’était tout différent.

La porte de chêne massif aux enluminures cuivrées n’était que le seuil d’un véritable palace. Des salles et des salles en enfilade, évoluant au gré de mes humeurs. Couleurs, formes, rumeurs, musiques, textures, saveurs, parfums, fragrances – une seule pensée, je les modifiais à volonté. Et toujours, quel que soit le décor, ma réalité du moment, une constante: la machine à écrire mécanique de mon père. Noire, imposante. Evidente. Légère à la fois, de ses rubans de tissu violet. Quelle que soit ma réalité du moment, je ne repartais jamais sans y avoir tenté un ou deux doigts. Impressionnée de la marque qui en subsistait. Effrayée un peu. Fascinée.

Dans la chambre haute , j’avais créé la chambre de mes secrets. Bâtissant, construisant. Les fondations solides. Les frondaisons fertiles. Les floraisons gourmandes. De cet univers privé je ne me montrais pas égoïste. Prête à accompagner qui me le demanderait. Personne ne me le demandait. Alors je tapotais sur la machine à écrire, jusqu’à ce qu’un jour peut-être on me le demande. Je crois que j’étais heureuse.

Puis.

Un mois de juillet, elle a déboulé. A grand fracas de corps étiaffé sur le bitume, d’os pulvérisés. De sang éclaboussé. Nez, bouche, oreilles. Yeux. Cataractes sanguinolentes. Marée inhumaine. En quelques secondes, notre appartement, englouti. Mes parents, noyés. Ma petite sœur, trop petite, emportée. Couchée dans mon lit, j’écoutais mon père pleurer.

J’ai su alors que j’étais seule. Que je ne pouvais compter que sur moi-même. Que je ne devais compter que sur moi-même. Le sang montait, montait. Surtout ne pas pleurer. Ne pas ajouter à l’inondation. Parer au plus pressé. Juste avant que mes parents ne disparaissent, j’ai grimpé quatre à quatre vers la chambre haute. La porte massive, le mot de passe n’étaient plus suffisants pour contrer l’invasion du sang. Le moindre interstice, la moindre faille, il s’infiltrerait et ce serait terminé. Définitivement. Il me fallait une solution aussi radicale que son intransigeance.

Ce jour-là, j’ai invoqué le gardien. Incorruptible, il ne devait laisser entrer que ceux qui pourraient prononcer le mot de passe. «Répète après moi: pour entrer, vous devez posséder le mot de passe, c’est la règle.» «Pour entrer, vous devez posséder le mot de passe, c’est la règle.» Je me suis assurée qu’il ne transigerait pas, et je suis redescendue.

Malgré ces précautions, je n’ai pas réussi à m’apaiser. Ce mécanisme de défense, une personne serait encore capable de le violer. Moi. Et si j’étais contaminée par le sang? Et si je devenais comme elle, dévoreuse? Dans un appartement englué de sa présence mauvaise, entourée de zombies à ses ordres, il n’était pas dit que je parviendrais à résister. Il était certain que je finirais par céder. Il me fallait une solution plus radicale encore. Il me fallait oublier le mot de passe.

Ça n’a pas été facile, mais j’y suis arrivée. Je me suis coupée de la chambre haute. Je me suis forcée à ne plus y aller, bien que j’en avais envie, besoin. Bien qu’elle me manquait, terriblement. J’y suis tellement arrivée que six ans durant, j’ai tout oublié.

Puis.

Une camarade de classe à l’école secondaire m’a raconté qu’elle tenait un journal intime. Idée sympathique. Séduisante. Je suis rentrée dans notre nouvel appartement. Me suis assise au bureau de ma nouvelle chambre, que je ne partageais plus avec ma sœur. Ai ouvert un cahier scolaire quadrillé. Prénommé «Didi». Je me suis lancée. «Mon cher journal.»

Idée troublante. Chaque fois que je posais ma plume. Je. J’y revenais le soir suivant. Chaque fois. Je notais les banalités essentielles de ma vie quotidienne. Je. Etranges visions. Une porte en chêne massif, aux enluminures cuivrées. Je posais ma plume, y revenais le soir suivant. Je. Visions persistantes. Chaque fois. Perturbée d’abord. Déstabilisée. Curieuse. Ensuite. Derrière la porte. Quoi, derrière cette porte? Plus je gribouillais dans mon cahier, plus la plus porte se concrétisait. Je. Ma porte? Je ne savais pas. Chaque fois que je posais ma plume, j’avais envie de savoir. De voir.

Un soir. La porte devant moi. Devant la porte, le gardien. «Le mot de passe, je vous prie?» «Le mot de passe, c’est…»

Il m’attrape. Par derrière. Il m’enlace. Quelque chose ne colle pas. Je le sens. Immédiatement. Viscéralement. Il me parle. Chuchote. Sourde. Raidie. Figée. Ses mains. Un ou deux mots franchissent la barrière. «Tu aimes ce que je te fais?» Tu aimes, tu aimes, tu aimes, ce que je te fais, te fais, te fais. Muette. «Non non non.» NON! Muette. Ses mains chiffonnent la jolie robe estivale. Jaune canari, motifs et ceinture plastique rouge pétant. Mes pieds se recroquevillent dans les espadrilles crème, la lanière me mord les chevilles. Maman est dans la pièce d’à-côté. Maman! J’essaie de crier. Muette. Seules ses mains parlent. Des mots que je ne connais pas, que je ne dois pas connaître, ne veux pas. Quelque part sous la robe jaune canari. Sur la peau rosée. Grisâtre. Grise. Noirâtre. Noire. Ses mains quittent la peau sclérosée. «Tu aimerais, ce soir?…» Un minuscule «non», gargouillé. Une fuite. Personne pour me soutenir. Ni maman. Ni papa. Je ne dois pas. Je n’ai pas le droit. Et de toute façon, personne ne me croira.

«Le mot de passe, je vous prie?» Je l’avais sur le bout de la langue. A portée de main. Une langue, une main, des mains. Un corps. Un corps qui ne m’appartient plus. Et le voleur court toujours.

Des années plus tard, je l’ai dénoncé à la police. J’en ai parlé à mon père. Il a remis l’église au milieu du village. A redessiné les limites entre ce qui se fait et ne se fait pas. Entre le bien et le mal. M’a redonné ma dignité. M’a permis de récupérer ce corps que l’on m’avait volé. Le criminel n’a pas été puni, confronté il a même nié. Mais moi, j’avais ma justice. Moi j’avais la justice, et il ne m’en fallait pas plus pour revivre.

Sauf que je ne retrouvais toujours pas le mot de passe. Tous les moyens. Tous les moyens, je les ai tentés. Développement personnel, intellectuel, physique, spirituel. J’ai tout essayé. Non sans succès. J’avançais, j’évoluais. Je m’approchais, en cercles progressifs, du centre. Au final, pourtant, je me confrontais à l’échec. Demeurait, à l’identique, un mur. Et devant ce mur, le gardien: «Le mot de passe, je vous prie?»

Les années se sont écoulées. J’ai tout essayé. A parlementer avec le gardien. «Tu ne me reconnais pas? Fais un effort de mémoire. C’est moi qui t’ai établi dans tes fonctions. Pour protéger la chambre haute, la chambre de mes secrets. J’en avais besoin alors, aujourd’hui j’ai besoin d’y retourner. Vraiment, concentre-toi, tu ne me reconnais pas?» Et toujours, cette fin de non recevoir: «Pour entrer, vous devez posséder le mot de passe, c’est la règle.»

De temps à autre j’accède à la chambre des secrets. Vagues rêves nocturnes, vagues traces diurnes le lendemain. Je ne baisse pas les bras. Travaille, travaille. Travaille. Cherche le chemin et, surtout, le déclic.

Et à écrire, parfois. Clic! Jusqu’à l’ensuite.