5/15/2007

Ecclesia maior

Je ne crois pas à une vie après la mort. Ou avant la naissance. Je ne crois ni à la résurrection, ni à la réincarnation. Mais parfois, je suis très près de croire à la quatrième dimension.

Cluny, un dimanche de mai. La première et dernière fois que j’y suis allée, c’était il y a un quart de siècle. J’avais 15 ans. Une semaine avec ma classe de gymnase – une «semaine hors cadre», il me semble qu’on appelait ça – pour une tournée dans la Bourgogne du Moyen-Age. Ado au jour le jour dans un univers plus que moisi, de quoi s’emmerder ferme a priori. Et puis non. Autun, Tournus, Paray-le-Monial. Cluny. Surtout Cluny. Je suis tombée amoureuse. Follement.

Les années qui ont suivi, j’ai dévoré tout ce que je trouvais sur l’Abbaye, sur les Bénédictins, sur les ordres monastiques en général, sur l’époque elle-même. Sous tous les angles, toutes les coutures, de la religion au politique en passant par la vie quotidienne, du roman au livre d’Histoire, y compris les plus pointus, les plus rébarbatifs. J’ai tout englouti, tout adoré, en redemandant encore et encore. Mais jamais je ne suis retournée en Bourgogne. Jamais je ne suis retournée à Cluny. Jusqu’à dimanche.

A franchir les fortifications, j’ai éprouvé une étrange ferveur. Une ferveur nourrie en secret, indicible, de celles que l’on n’avoue pas aux descendants et partisans du soi-disant Siècle des Lumières. Aux tenants de l’Encyclopédie, cette nouvelle Bible des temps soi-disant modernes. Peut-être juste un tremolo dans la voix, un léger tremblement des mains. A mettre sur le compte de la fatigue du voyage et de la chaleur.

Pour la modique somme de 6,50 euros, me voilà catapultée mille ans en arrière. Vingt-cinq ans en arrière. Les deux. Ma mémoire s’amuse. Elle me propose des déjà-vu qui n’en sont pas. Aucun tour d’illusionniste, il s’agit bien de souvenirs réels. Rien que cela, c’est déjà vertigineux. Quelle est la part de mon passé qui dort dans l’oubli, occultée par cette conscience qui exige des rappels pragmatiques, des rappels utiles, des qui servent-à-quelque-chose? J’ai toujours affirmé que je me souviendrais de ce dont je me souviendrais, et tant pis pour le reste. Mais là, l’étendue des zones d’ombre me fait tituber. Suis-je vraiment celle que je pense être, ou est-ce que je ne me pense qu’en surface, superficielle? Laissant de côté, par facilité, par commodité, tout un pan de ma personnalité? Ivresse des profondeurs, je titube un peu.

On descend un escalier. Une autre rangée de marches. Une stèle. Les portes de l’église. Juste une plaque de pierre, et un plan. «Vous êtes ici.» Je m’apprête à pénétrer dans Cluny III. Levant les yeux, je ne distingue rien d’autre que des ruines, ou des anachronismes. Sur ma gauche, l’hôtel de Bourgogne. A environ cent mètre, sur ma droite, le clocher de l’Eau Bénite et la Tour de l’Horloge, ultimes hautes réminiscences. Je ne suis pas croyante, ne suis chrétienne que d’une éducation depuis longtemps reniée. Il n’y a, «ici», que des amas aussi moisis que lorsque j’avais 15 ans. Pourtant. A l’idée de pénétrer dans ce qui fut Cluny III, la ferveur me reprend de plus belle. Mon cœur joue la palpitante. Ma tête divague. Foin de fatigue, de chaleur. C’est dans un semi-sommeil que j’avance une jambe détachée de mon corps. Un corps qui s’avance, avec un temps de retard. Mille temps. Mille ans.

La visite débute par un film. A l’entrée, on distribue des lunettes spéciales. La foule se presse, groupes agglutinés et leurs guides. La moiteur est étouffante. Je me dégotte un petit coin entre deux femmes qui s’éventent d’un prospectus en se plaignant et un type qui tente de faire rire sa compagne qui se plaint itou. Les lumières s’éteignent. Curieuse, j’attends. J’ai lu à ce sujet sur le net, une réalisation en collaboration avec l’ENSAM. Quatre projecteurs et une bande sonore, une reproduction à l’échelle 1/1, pour donner au spectateur l’impression qu’il parcourt réellement Cluny III telle qu’elle était à sa période de gloire et de splendeur. Quand même Saint-Pierre de Rome ne végétait pas encore à l’état de projet. Quand même Saint-Pierre de Rome ne lui arriverait pas à la cheville. J’ai lu. J’attends. Le film commence. Ah, oui, ça a l’air pas mal. Plutôt bien fait. On s’y croirait. Historique. L’Abbaye, sa création. Les deux femmes derrière moi, le type et sa compagne s’estompent. L’église. L’aube est encore lointaine lorsque les moines se rassemblent pour les premières prières. Matines. Les portes s’ouvrent devant moi. Les vraies portes.

J’entre dans Cluny III. Laudes. Ma voix s’élève des ténèbres vers les voûtes que je devine. Prime. Le soleil s’infiltre par les vitraux, se brise, se reconstitue en multicolore. Elancée des piliers, si massifs, si aériens, ce lien entre la Terre et le Ciel. Tierce. La lumière se renforce, à choisir entre l’affirmation, le recueillement. Sexte. Une chapelle pour le privé de son cœur, le chœur illuminé. None. Quand l’astre repart dans l’autre sens, appelle au repos. Restent les stalles discrètes. Vêpres. Le soir tombe. La nuit. Il faut partir. Cluny III demeure. Accueillante à ceux qui hésitent. Complies. On se couche sur sa couche. L’âme en paix. Que monte le noir. Que monte le sombre. Que reviennent les ténèbres. Les questions. Les interrogations. Les craintes. Les angoisses. Que revienne le désespoir, son compère l’à quoi bon. Qu’ils reviennent, Cluny veille. Et on s’endort. En paix. Jusqu’au lendemain.

Je pleure. Larmes de joie. Béatitude. Fin du film.

J’ai pleuré. Traces de larmes sur mes joues. Les deux femmes derrière moi se réjouissent de sortir, le mec à côté redouble de gags pour faire rire sa compagne. Tous se plaignent. Je les ignore au maximum. Ils ne sont pas là. Je suis là, je suis ailleurs.

Fin de la visite. La Bourgogne retourne à son passé, au souvenir. Pour eux. Pas pour moi. J’ai vécu Cluny III, c’est une certitude. Et si je hais le fondamentalisme creux, c’est parce que j’ai connu le mysticisme d’alors. Cette spiritualité sans commune mesure. Sans obligation ni terminaison. Ni application concrète. Cette mystique qui n’engage que moi.

Lorsque j’étais moine à l’Abbaye. Attachée aux enluminures.

Dans la quatrième dimension.

A Cluny III.