5/10/2007

Les cancres, au fond, derrière

Il y a eu les générations peste, il y a les générations sida. J’ai grandi dans la génération cancer. Ça n’avait même pas de nom. Ainsi qu’on pouvait le lire dans les rubriques nécrologiques du journal local: «Il/elle nous a quittés après avoir lutté avec courage contre une longue maladie.» La Maladie, ce truc non défini mais très présent dans les familles. Comme un membre que personne ne désire accueillir chez soi et qui pourtant s’invite. Générateur d’angoisse diffuse, de non-dit, de tabou. De tant de questionnements sans réponse. Gamin, on gère comme on peut. Je me souviens m’être volontairement coincé les doigts dans la portière de la voiture et avoir pensé: «La douleur du cancer, c’est ça. En pire. Et elle ne s’arrête jamais.»

J’ai eu l’occasion de comprendre dernièrement qu’adulte, on ne gère pas mieux.

Tout a débuté par un bête mal de dos. Papa avait mal au dos. Maman lui faisait des massages. Papa avait toujours mal au dos. N’étant pas homme à se ruer chez le médecin, il a mis un certain temps avant de consulter. Le médecin, n’aimant pas trop ce qu’il pressentait, a conseillé une radio. De la radio à des examens complémentaires. A la biopsie. Le verdict est tombé au mois d’octobre.

Cancer de la plèvre.

Cancer de la quoi? Jamais entendu parler. Plus besoin désormais de posséder un dictionnaire médical ou d’avoir des connaissances qui travaillent dans le domaine. On trouve des renseignements à tout propos sur internet. Y compris sur le cancer de la plèvre.

Mésothéliome pleural malin, précisément. Enchantée, moi c’est Mafalda. Pas si effrayant, de prime abord. Mésothéliome pleural, ça avait un petit côté saule pleureur, un petit côté de nature familière. Malin un peu moins sympa, mais bon. Et quel était donc le traitement prévu pour ce type de cancer? Puisque, c’est bien connu, aujourd’hui, le cancer, ça se soigne. On le martèle suffisamment. Clic sur «traitement». Une nouvelle page s’ouvre. «Il n’existe malheureusement pas de traitement efficace pour ce cancer à l’heure actuelle.»

Ah. Là, c’est juste deux lettres. Dans la réalité, c’est un marteau qui jaillit de l’écran virtuel et vous fracasse la gueule. Pas de traitement efficace, pas de traitement efficace, à l’heure actuelle, à l'heure actuelle. A l’heure de maintenant, quand papa est malade.

La suite, c’est déjà dans un brouillard. «Espérance de vie»? On n’a pas envie de savoir, mais on veut savoir, on n’a pas envie, pas du tout envie de lire ce qu’on lit: cancer particulièrement agressif… la majorité des patients décèdent dans l’année qui suit le diagnostic…

Ah. Là, ce n’est plus des coups de marteau, c’est Hiroshima. Dans l’année qui suit le diagnostic. Nous sommes en octobre. Quand viendra octobre suivant papa devrait, selon toutes probabilités, être mort? Impossible. Impensable. Inconcevable. Tellement impossible impensable inconcevable qu’on envoie chier l’oncologue qui ne dit pas autrement, qui pronostique trois à six mois. Fuck you, connard! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Tu ne connais pas papa ! Il va se battre, et on va se battre avec lui!

Haïssable schizophrénie! On affirme qu’on va se battre, avec lui, et parallèlement, même si on se déteste pour ça, on n’a pas d’espoir. Tous crient haut et fort l’espoir, tous savent ce qu’il en est. Papa le premier. Tous font semblant. Et comment agir diversement?

Alors on y va. On fonce. On opère. Papa sans poumon gauche, gratté de la plèvre, sans diaphragme, sans péricarde, papa diminué, c’est encore papa. Papa vivant. Après, il y aura la radiothérapie, la chimiothérapie. Et même si plus personne n’évoque l’espoir de guérison, ce sera toujours papa vivant, papa parmi nous.

Papa vivant, c’est aussi papa qui souffre. Les conséquences de l’opération. Papa qui souffre toujours. On doute un peu. Papa qui n’arrête pas de souffrir. On doute plus fort. Papa qui retourne à l’hôpital en urgence. Le doute, intolérable. Papa qui passe un nouveau scanner. Métastases. Partout.

Ah. Hiroshima, en comparaison, c’est le jardin de l’espérance. Personne ne parle plus depuis longtemps de guérison, personne ne parle même plus de rémission. Papa va mourir. Nous le savons. Le sait-il ?

«Je suis foutu.»

Ah. Plus de mots. Un gouffre.

Branle-bas de combat. Dans l’urgence, on mobilise tout ce qu’on a pu apprendre, sans jamais le tester encore, de l’accompagnement en fin de vie. Dans l’urgence, on apprend à dire au revoir. Avec des paroles et des gestes d’amour. On le remercie de l’excellent père qu’il a été. Dans l’urgence, on apprend à dire adieu. Papa tombe dans le coma. Un dimanche, on quitte sa chambre d’hôpital en étant persuadée qu’on ne le reverra pas vivant.

01h20. Téléphone de la frangine. «Voilà.»

Voilà. Un résumé, pur et dur. Cru. A l’image du cancer de mon père. La pleine santé dans la force de l’âge, la Maladie, trois mois, la mort.

15 janvier 2007.

Après, c’est un autre travail qui commence.

Une autre vie.