5/11/2007

Ames sensibles, s'abstenir

Sa tête glissa lentement sur le côté. Il ferma les yeux. Exhala un long soupir. Et ce fut tout.

A moins que je n’aie raté un épisode, c’est toujours comme ça que les personnes en fin de vie meurent dans les films. «Personnes en fin de vie», n’est-ce pas que c’est délicat de formulation? Plus que délicat, c’est symptomatique du tabou qui règne autour de l’agonie.

Agonie.

Un petit test très simple consiste à entrer ce mot dans un moteur de recherche. Très peu de pages qui abordent le sujet concrètement. Comme si on parlait à foison de la maladie et de la mort qui la suit, mais pas de ce qu’il y a entre deux. Comme s’il n’y avait rien entre deux.

L’agonie de mon père… Peut-on imaginer qu’un jour on aura à écrire de tels mots?... L’agonie de mon père a duré trois jours, pour autant que je puisse en juger. Il y a d’abord eu une phase de pré-agonie. Il refusait de manger. Etait de plus en plus absent. Déjà loin de nous. Les seules paroles qu’il prononçait encore étaient «soif», «toilettes» - aller aux WC était devenu son obsession. La douleur de le voir conserver certains réflexes, comme de se laver les mains après, alors qu’il ne tenait plus debout. La douleur de le voir se soulager sur une chaise percée au su et au vu de tout le monde, alors qu’il était quelqu’un de si pudique. Ou alors il délirait. «Bon, les nanas», disait-il, «On y va? On rentre bientôt à la maison?» Une de ses autres obsessions était de vouloir absolument sortir de son lit. Certaines nuits, il lui est arrivé de se promener nu dans les couloirs de l’hôpital. Je remercie je ne sais qui de droit de n’avoir pas dû assister à ça. Puis il n’a plus pu se lever, a définitivement arrêté de parler. Il réagissait encore lorsqu’on s’adressait à lui, ou quand quelqu’un entrait dans la chambre. «Ah!», éructait-il en moulinant l’air, de ses bras et de ses jambes. Il ouvrait les yeux, mais ce n’était plus le regard de papa, c’était glauque, voilé. Et moi, je songeais au cri de Munch. Et moi, je songeais à l’albatros de Baudelaire. Et moi, j’avais tellement de peine à faire le lien entre ce ramassis de souffrances et mon père. Puis il n’a plus réagi du tout. L’agonie avait commencé.

Trois jours durant, il a fallu subir la dégradation ultime de cet homme que nous aimions tant. A prier, même si c’est difficilement assumable, pour que tout aille vite. Son système vital partait à vau-l’eau, en pleine débandade. Lorsque je posais ma tête contre sa poitrine, j’entendais son cœur battre avec la panique d’un petit oiseau prisonnier, qui se heurtait follement contre les barreaux. Il transpirait abondamment. Il puait. Cette odeur rance, mêlée à son parfum Hugo Boss qu’on continuait de lui appliquer après la toilette, je ne pense pas que je l’oublierai jamais. Il puait de la bouche. Le râle de l’agonie. Il n’évacuait plus les sécrétions, les glaires, qui s’accumulaient au fond de sa gorge. De temps à autre, nous devions quitter la chambre quand on lui faisait une «vidange». Petit à petit, sa respiration s’est mise à déconner. On nous avait avertis. Le signe que son cerveau perdait peu à peu le contrôle. Le signe d’une mort proche. Il inspirait, il expirait… et plus rien. Je voyais le visage angoissé de ma mère se pencher sur lui. Je comptais les secondes, une, deux, trois, quatre, cinq… jusqu’à quinze parfois. Puis il inspirait à nouveau. A mesure que les heures passaient, les pauses devenaient plus longues. Et le plus horrible à dire, c’est que même à ça, on s’y «habitue». Même à l’agonie, on s’habitue. Une intolérable habitude.

Il est mort en notre absence. Peut-être une ultime pudeur de sa part.

Je ne sais pas si sa tête a lentement glissé sur le côté, s’il a exhalé un dernier soupir. Ses yeux étaient déjà fermés, depuis longtemps. En tout cas maintenant, je sais ce qu’il y a «entre deux». Et je sais que, malgré la douleur, le dégoût, la terreur, pas une seule seconde je n'ai cessé de l'aimer.

4 Comments:

Anonymous Anonyme said...

J'ai lu tes deux posts, nothing to add....

Spikey

7:34 PM  
Blogger Myriam said...

Salut Spikey,

Je constate qu'effectivement tu n'as pas menti, que tu scrutes attentivement la toile... :-) Je suis contente de pouvoir toujours te compter parmi mes lecteurs potentiels...

Ces deux billets sont hard, il n'y a sûrement rien à ajouter. Mais tu me connais, tu sais que c'est en me confrontant à la plus pénible des réalités, en la concrétisant en mots, que je vais de l'avant...

Bon week-end, see you,

Mafalda

8:26 PM  
Blogger Megane said...

Au delà de l'émotion des mots et de la beauté de leur agencement, rien à ajouter non plus.

12:17 PM  
Blogger Myriam said...

Merci Mégane, ça me touche beaucoup...

12:48 PM  

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